Un sommet réunissant des chefs de file de l’industrie des médias suggère de s’attaquer à la question de la santé mentale et des traumatismes chez les journalistes

Par Dave Seglins et Matthew Pearson   • 20 novembre 


La table ronde Prendre soin, qui a réuni experts, éditeurs, représentants syndicaux et enseignants de journalisme, examine les solutions proposées



es dirigeants de l'industrie canadienne de l'information ont présenté une série de propositions pour les salles de rédaction et les écoles de journalisme afin de mieux protéger la santé mentale des travailleurs des médias, à la suite d'un sommet d’une durée de deux jours à Ottawa.

Parmi les présentations à la Table ronde Prendre soin, on retrouvait  l’éminent chercheur en psychiatrie, dr Anthony Feinstein, Bruce Shapiro du Dart Center for Journalism and Trauma, Jo Healey (ex-journaliste de la BBC), en charge de la formation des journalistes sur le reportage et les traumatismes, ainsi que des journalistes chevronnés.

 

«Qui incite à la réflexion.»

«Attendu depuis longtemps.»

«Inspirant.»

 

Voilà quelques-uns des commentaires au sujet de cette Table ronde, tenue les 24 et 25 octobre, au moment même où notre industrie fait face à des défis sans précédent.

L'événement, présidé par les deux auteurs de ce blogue (Pearson et Sequins), s'est concentré sur la recherche de solutions suite à notre enquête nationale publiée en mai qui a révélé des taux alarmants d'épuisement professionnel, d'anxiété, de dépression et d'exposition aux traumatismes chez les travailleurs des médias canadiens.

«Des histoires que nous couvrons, aux structures et au processus de collecte d'informations, en passant par les préjudices toxiques et identitaires auxquels certains journalistes sont confrontés pour avoir fait leur travail, tout cela représente énormément de stress», soutient une des participantes, Irene Gentle, vice-présidente à l’inclusion et aux partenariats stratégique chez Torstar et ancienne rédactrice en chef du Toronto Star.

Irene Gentle faisait partie des représentants d’un large éventail d’entreprises, dont Postmedia, Corus/Global, CBC/Radio-Canada, The Globe and Mail, Black Press, APTN, Unifor, la Guilde canadienne des médias, les écoles canadiennes de journalisme (UBC, Carleton, Kings, Langara College), ainsi que des éditeurs plus modestes, tels que The Tyee, The Narwhal, Ricochet Media et d'autres.

«Nous devons mettre nos égos et la compétition de côté et travailler ensemble à résoudre ce problème» soutient Irene Gentle.

Une cinquantaine de responsables de salles de rédaction, de dirigeants syndicaux, de défenseurs de l'industrie, de journalistes et d’enseignants ont participé à des ateliers qui ont identifié des lacunes et proposé cinq priorités pour améliorer l'industrie de l'information, notamment :

·       Davantage de formation sur la santé mentale au travail et les risques associés à certaines couvertures

·       Développer des protocole internes dans les salles de rédaction afin de s’assurer du bien-être des journaliste et améliorer le «devoir de vigilance»

·       Mise ne place de systèmes de soutien par le pairs

·       Aide concrète pour les journalistes pigistes (avantages sociaux, salaire, soutien par les pairs)

·       Antiracisme et inclusion comme fondements des initiatives de bien-être dans notre industrie

La table ronde est une idée originale de Matthew Pearson, professeur adjoint de journalisme à l'Université Carleton (qui a conçu avec Dave Seglins la première enquête Prendre soin qui a sondé plus de 1 200 travailleurs canadiens des médias.)

Matthre Pearson, Dave Seglins et une équipe d’assistants de recherche préparent actuellement une rapport détaillé au sujet de la table ronde Prendre soin, rapport qui doit être publié au début 2023.

Nous avons demandé à un certain nombre de participants quelles étaient leurs premières impressions, nous les partageons avec vous ci-dessous:

David Beers, rédacteur en chef, The Tyee

Pour moi, cette table ronde était plus que nécessaire, et ce depuis longtemps! Le rythme effréné de notre travail, qui peut plonger les plus bienveillants d’entre nous dans le désespoir, ne peut que faire des ravages. Pourquoi prétendre le contraire?

J'ai personnellement vu nombre de collègues s'épuiser, ou lutter contre le trouble de stress post-traumatique (ESPT), ou encore s'auto-médicamenter pour masquer leur fragilité mentale. Ici, grâce aux gens de la table ronde Prendre soin, nous avons nommé tout cela et chercher ensemble des solutions.

J'ai trouvé inspirant de voir près de 50 journalistes, éditeurs, enseignants et experts en santé mentale travailler à reconnaître ensemble que le journalisme est un métier dangereux. Il est temps d'officialiser des mesures de protection et de guérison.

J'en suis ressorti plein d'énergie pour mettre en œuvre certains changements immédiatement, de concert avec mes collègues, dans ma propre organisation. Je suis impatient de m’engager encore davantage dans ce projet national crucial.


Sandra Martin, responsable du développement de la salle de nouvelle, The Globe and Mail

Malgré les preuves de plus en plus nombreuses que les initiatives favorisant la santé mentale sont essentielles pour les journalistes de nos salles de rédaction - et, en fait, pour l'avenir même de notre industrie - ces programmes sont encore trop souvent exécutés à la sauvette, par des gens qui n’ont pas vraiment le temps de s’en occuper. La chance que nous avons eu de nous réunir avec d'autres dirigeants de salles de presse de partout au pays, tous dévoués à cette tâche importante, a été énergisante, même lorsque le contenu et la réalité de ce à quoi nous sommes confrontés nous ont semblé difficiles. Alors que tous les participants à cette  table ronde étaient pleinement engagés, nos discussions ont démontré que plusieurs joueurs de notre industrie hésitent à discuter ouvertement de santé mentale ; la stigmatisation et la peur d'être mis à l'écart sont encore très fortes. Il y a encore tellement de travail à faire.


Darren Calabrese, photojournaliste pigiste

J'ai vraiment senti que la table ronde était une étape importante face au devoir de vigilance que l'industrie a négligé pendant si longtemps. Je suis reconnaissant d’avoir été témoin de l’engagement des gens rassemblés dans cette salle. Et j'espère un jour pouvoir repenser à ces moments en me disant qu’ils constituent une de mes plus importantes contributions au monde du journalisme. 

Le devoir de vigilance dont l’industrie doit faire preuve doit dépasser la salle de rédaction pour englober les  journalistes indépendants qui sont embauchés pour faire le même travail que les membres du personnel. Les journalistes indépendants sont plus vulnérables que jamais - qu'il s'agisse de l'inflation, de la menace de préjudice moral, de harcèlement en ligne et/ou de la précarité générale de l'emploi - nous devons faire face à tout cela, sans le soutien de ceux qui nous emploient.


Tracy Seeley, directrice de la cueillette, CBC News

Ce furent deux journées inspirantes, instructives et qui incitent à la réflexion, remplies d'informations utiles, d'expertise et de nouveaux contacts. La question de la santé mentale et du bien-être des journalistes est un domaine de collaboration et non de compétition, et le groupe était réellement intéressé à poursuivre la réflexion au-delà de la conférence.

Nous devons être honnêtes envers nous-mêmes, envers nos équipes et les aspirants journalistes: notre profession peut mettre en danger le bien-être et la santé mentale de ceux qui y travaillent. Si cette reconnaissance s'accompagne d'une formation efficace et de soutien ciblé pour le personnel, elle ne peut que profiter à nos employés actuels, et aussi potentiellement aider à l'embauche et à la rétention de nouveaux journalistes.


Curt Petrovich, journaliste, CBC

La table ronde a été une bonne première étape, en réunissant des journalistes d’horizons très diversifiés. Nous avons pu discuter du coût mental de notre travail et aller plus loin encore.

En tant que personne ayant développé un TSPT après des décennies à couvrir des traumatismes et de la souffrance humaine, ce que j'ai entendu lors de la conférence me confirme que rien ne pourra vraiment changer sans une reconnaissance par les gestionnaires et les propriétaires des médias qu’une partie du travail que nous faisons est dangereux pour la santé mentale. Il s'agit, par définition, d'un risque professionnel qui ne peut être réglé par un webinaire ou l'accès à PAE (programme d’aide aux employés).

C'est comme pour les travailleurs de la construction, ou encore ceux d’une centrale nucléaire : les risques pour les employés sont peut-être rares, mais ces industries acceptent néanmoins qu'ils existent et les employeurs en prennent la responsabilité.

«Prendre soin de soi» et toutes les autres stratégies qui reposent uniquement sur la capacité d’un employé de se protéger lui-même n’est qu’une partie de la solution.

Ce que j’ai réalisé lors de la conférence, c'est que certains d'entre nous ne sont pas prêts à voir notre travail sous cet angle. Je pense que c'est parce que nous n'avons pas l'habitude de demander de l'aide, alors de là à l’exiger, c’est un trop grand pas à faire pour certains d’entre nous.


Shree Paradkar, Toronto Star / Unifor

Nous sommes les premiers témoins des souffrances que peuvent traverser nos collègues, des souffrances qui ne sont pas volontaires, mais qui surviennent à cause d’un manque de réflexion ou parce qu’on s’attend à ce que les journalistes soient «au-dessus de cela».

Cela témoigne du retard des médias face au sujet de la santé mentale, un retard que nous avons pu constater dans des salles de rédaction partout au pays. Cela peut se présenter sous forme d’affectations dénuées de sensibilité, d’une mauvaise planification avant, pendant et après les affectations, d’un manque de patience et de flexibilité, et aussi de fonds dédiés aux problèmes de santé mentale.

Nous devons cesser de voir la santé mentale par le biais d’une lunette daltonienne. Nous devons reconnaître le fardeau supplémentaire que portent les journalistes noirs, racisés ou autochtones, ou encore les journalistes handicapés. Toute solution doit être pensée en gardant les plus marginalisés d’entre nous au centre du processus de réflexion. Le reste d’entre nous en bénéficiera automatiquement. 


Kim Trynacity, président de la sous-section CBC/Radio-Canada de la Guilde des médias canadiens  

Il était temps qu’un tel forum, qui nous a permis de discuter d'un problème aussi répandu dans notre industrie, ait lieu! Bien que déjà personnellement consciente de l'impact néfaste des traumatismes journalistiques quotidiens, je n'avais pas réalisé l'étendue de la recherche universitaire sur le sujet et le fait que du soutien soit disponible. Le défi qui nous attend tous est de rendre cette aide plus facilement accessible à tous les professionnels des médias lorsqu'ils en ont besoin.

Le gros problème, cependant, demeure la culture des salles de nouvelles.

C’est un milieu extrêmement compétitif, où certains journalistes sont prêts à prendre des risques au début de leur carrière, et où éditeurs, producteurs et cadres s'efforcent de se distinguer dans un marché saturé. Tant que cela ne changera pas, la santé mentale et le bien-être des journalistes et de tous les travailleurs des médias continueront de payer le prix de cette course effrénée pour la première place.


Saranaz Barforoush, Ph.D., assistante professeure à l’École de journalisme de l’Université de la Cplombie-Britannique  

Ce que j’ai le plus aimé ici:

  • le fait que les participants provenaient tant du milieu universitaire que professionnel. Cela a permit d’avoir de bonnes discussions et de faire connaître le travail que nous faisons dans le monde de l’éducation et de mieux comprendre ce qui se fait dans les salles de rédaction

  • les exercices de groupe: le moment idéal pour réfléchir ensemble afin d’identifier les besoins, les défis et les pistes de solution

  • le dîner: une excellente occasion de socialiser

Dans l'ensemble, ce fut un excellent point de départ. Nous avons pu réfléchir ensemble à la façon de rendre plus disponible encore la formation et le soutien en santé mentale, tant pour les journalistes canadiens que pour ceux ailleurs dans le monde.

Les défis que la table ronde m’a permi d’identifier:

  • Éducation, éducation, éducation (pour citer le dr Feinstein) Nous avons réalisé que la compréhension en matière de santé mentale demeure un défi et nous avons réfléchi au rôle que peut jouer l’éducation afin d’y remédier.

  • Nous avons également discuté de l’écart qui existe entre le milieu académique et l’industrie, et de comment nous nous engageons à collaborer afin de réduire cet écart.

  • Les défis financiers auxquels sont confrontés les journalistes indépendants (particulièrement en ce qui a trait à la sécurité et à la santé mentale)

  • Permettre aux journalistes de pouvoir user de leur libre-arbitre lorsque vient le temps d’accepter ou de refuser une affectation, que cela soit pour des raisons professionnelles ou personnelles.

  • Comprendre le TSPT et les blessures morales

  • Obligation de résultat: il est parfois difficile, tant du point de vue pratique que politique de produire avec une obligation de résultat. Comment pouvons-nous régler ce problème? Comment pouvons-nous enseigner ces compétences?


Randy Kitt, directeur du secteur des médias d’Unifor

Réunir l’ensemble des intervenants dans une même salle pour discuter de problèmes est déjà une excellente idée, c’est encore mieux lorsque nous avançons tous dans la même direction. Les journalistes sont confrontés à des traumatismes dans de nombreux aspects de leur travail. Aborder le problème et élaborer des pistes de solutions pour aider les journalistes et les professionnels des médias a été une expérience enrichissante. La table ronde a été à la fois déchirante et instructive. Les histoires que les journalistes ont partagées avec nous ont donné lieu à des moments émouvants et elles profiteront à tous les journalistes et travailleurs des médias. 

Il est important de parler des problèmes de santé mentale et des traumatismes dans nos salles de rédaction.

La stigmatisation prendra fin lorsque nous parlerons de notre santé mentale comme d'une condition médicale normale. De plus, il n'y a pas eu d'ambiguïté sur le fait que la culture des salles de rédaction doit changer. Mais d'où doit venir ce changement et qui en est responsable ? Cela doit-il provenir du haut ou du bas ? Les travailleurs et les employeurs partagent-ils la responsabilité de changer la culture du lieu de travail ? Lorsque les travailleurs exigent des changements, les gestionnaires doivent écouter. Heureusement, sur cette question, il semble y avoir une volonté dans certaines salles de rédaction pour que les deux parties travaillent ensemble.


Irene Gentle, ancienne éditrice du Toronto Star, vice-présidente TorStar/Metroland

Des mots comme «difficile», «déchirant» et «réflexif» me viennent à l’esprit. Mais aussi des mots comme «enfin!», «unité» et «action». La table ronde a su nommer le problème, qui est douloureux pour plusieurs d’entre nous et même franchement tragique pour d'autres. On a pu sentir l'intention de plusieurs d'apporter des changements durables et nous avons eu accès des informations utiles pouvant agir comme points de départ. Mais il est clair que nous devons travailler ensemble, mettre la compétitivité et notre égo de côté, et régler cela ensemble. Nous devons cesser de sous-estimer son impact sur les journalistes et comprendre qu'il ne s'agit pas d'un problème qu’une aide ponctuelle peut régler. C'est un problème structurel qui doit être traité de manière structurelle. Sa complexité ne doit pas nous empêcher d’agir, bien au contraire. 

Cette table ronde sans précédent nous a montré à quel point il fallait encore travailler fort pour venir à bout de ce problème.  Nous avons tardé à nous unir pour trouver des solutions, il est maintenant temps de nous y attaquer.

Ces dernières années, nous avons réalisé que plusieurs facteurs exercent un stress important sur les journalistes. Que ce soit  les histoires mêmes que nous couvrons, ou encore les structures et les processus de collecte de l'information, en passant par les préjudices toxiques et identitaires auxquels certains journalistes sont confrontés dans leur travail. Au lieu de traiter ces facteurs comme des anomalies, ce qu'ils ne sont pas du tout, cette table ronde nous a permis de voir comment l'industrie doit user de son devoir de vigilance envers ceux qui y travaillent. Cette façon de voir la situation nous aidera à mieux y réfléchir. 

L'épuisement professionnel et le stress font malheureusement partie du journalisme. En plus de la nécessité d’en parler dans notre milieu, il y a aussi un enjeu démocratique. Lorsqu’un journaliste est réduit au silence par l'épuisement professionnel, le TSPT ou l'anxiété, c’est comme si il était victime d’une certaine forme de censure. Ce n'est pas une question anecdotique, c'est plutôt intrinsèque à la structure même du journalisme d'aujourd'hui et nous devons y remédier.

À ceux qui se disent : «Ça n'arrive pas à tout le monde» ou bien «Ça ne m'arrivera jamais», je dirais plutôt: «Ça n'arrive pas à tout le monde et j’espère que ça ne vous arrivera jamais. Mais ce que nous disent les journalistes dans les sondages, dans les groupes de discussion; ceux qui sont en retrait de l’industrie et ceux qui ont peur d’y entrer, c’est qu'il y a un risque, qu'il y a un problème. Les mesures de sécurité ne sont pas mises en place en pensant que tout le monde en aura besoin, mais plutôt qu’elles seront là si quelqu’un en a besoin. Nous souhaitons réduire le nombre et l’importance des dommages subis dans notre industrie. C'est là où nous en sommes. Nous devons examiner les facteurs de risque pour les membres de notre industrie et trouver des moyens structurels de les protéger. 



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Dave Seglins est membre du Forum des journalistes canadiens, un boursier du Dart Center for Journalism and Trauma, et est un journaliste d'enquête chevronné à CBC News à Toronto.

Matthew Pearson est membre du Forum des journalistes canadiens et assistant professeur à l’École de journalisme et de communication à l’Université Carleton d’Ottawa.

Cet article reflète les opinions personnelles des auteurs.

Dave Seglins & Matthew Pearson

Dave Seglins is a journalist, member of the Canadian Journalism Forum, a Dart Center Fellow and Well-being Champion at CBC News in Toronto.

Matthew Pearson is a member of the Canadian Journalism Forum and an assistant professor at the School of Journalism and Communication at Carleton University in Ottawa.

This article reflects the authors’ personal views.

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